De la peste de 1665 à Londres au Covid-19 : des chiffres, du confinement et des émotions

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Publié le 18 novembre 2020 Mis à jour le 9 février 2021
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du 27 mars 2020 au 16 décembre 2020

London  bridge de nuit
London bridge de nuit

Dans cette période de quarantaine, nombreux sont ceux qui décident d’écrire, ou de faire écrire à leurs enfants ou leurs étudiants, un « journal du confinement » pour tenter de redonner forme à un quotidien qui a été brutalement figé, pour remettre de l’ordre dans ce qui a pris des allures de chaos et pour exprimer des émotions telles que la peur, la stupeur, l’empathie ou encore la colère. Nombreux sont aussi ceux qui se tournent vers la littérature pour tenter de trouver la clé pour comprendre ce qui se passe et qu’on n’avait croisé jusque là que dans la fiction : La Peste d’Albert Camus (1947), Le Hussard sur le toit de Jean Giono (1951) ou encore le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe (1722) descendent des étagères poussiéreuses de nos bibliothèques pour apporter un éclairage de notre présent à la lumière des épidémies, notamment de celles de la peste, relatées dans ces témoignages.

Dans le Journal de l’année de la peste de Defoe, le narrateur HF relate l’épidémie de la peste qui a frappé Londres en 1665 sous la forme d’un journal dans lequel il livre son témoignage. Defoe a également recours à l’immense corpus statistique de son temps : faits, chiffres et tables de mortalité qui donnent le nombre de morts par paroisse parcourent le journal, un peu comme chaque soir le Professeur Jérôme Salomon, Directeur Général de la Santé, égrène le nombre de cas de Covid-19, le nombre de patients hospitalisés et le nombre de morts à cause du virus dans le monde, en France et dans les régions les plus fortement touchées. Mais derrière la froideur apparente de ces chiffres et références géographiques, se dessine une géographie des émotions, les émotions pouvant être analysées par le biais des politiques et des organisations spatiales. 

Dans le Journal de Defoe, les chiffres et les tables de mortalité qui listent les paroisses touchées par la pestilence ne font pas que cartographier l’épidémie et apporter des données, certes importantes pour les historiens et les chercheurs, sur les dimensions épidémiologiques de la maladie et ses contextes environnementaux et sociaux. Ils mettent aussi et surtout l’emphase sur le lien entre émotions et espace, entre la ville et l’individu, entre la dure réalité chiffrée de la peste et l’impact psychologique et émotionnel sur la population de Londres. Les effets de la politique de quarantaine d’une durée de 28 jours (avec des personnes infectées par la peste au sein du foyer), les tables de mortalité et les références géographiques précises sont une manière de dire l’horreur de l’épidémie de la peste quand les mots ne suffisent pas à rendre compte de l’inimaginable et de l’indicible. 

Les tables de mortalité dans le Journal de l’année de la peste attirent l’attention sur le fait que la peste de Londres en 1665 était une « tragédie des pauvres » 1: la peste s’est développée très rapidement dans les zones les plus pauvres de Londres, faites de maisons surpeuplées et rapprochées les unes des autres, facilitant ainsi la circulation de l’épidémie. Dans L’Homme spatial (2007), le géographe Michel Lussault montre à quel point le milieu social est crucial pour comprendre une épidémie comme le SRAS. Son analyse de la façon avec laquelle le processus épidémique structure l’espace et est à son tour structuré par l’utilisation sociale de l’espace dans le cas du SRAS peut être transférée à la peste à Londres en 1665 : les tables de mortalité montrent que la ville était séparée en deux – le Londres des pauvres, durement impacté et le Londres des riches, moins touché car beaucoup ont réussi à quitter la ville, déplacement qui a pu être observé en France lors des heures qui ont suivi l’annonce du confinement. Aujourd’hui, le débat sur les inégalités de milieu perdure pour parler des différentes conditions de confinement : selon qu’on est en ville ou à la campagne, dans une maison ou un appartement, avec ou sans vue, avec ou sans soleil, seul ou à plusieurs, l’expérience du confinement n’est pas la même, ce qui peut également partiellement expliquer les nombreuses entraves à la règle de confinement.

Mais ce qui domine dans le Journal de Defoe comme aujourd’hui, c’est que derrière ces chiffres, ces listes ou ces débats, c’est le sentiment de peur qui s’exprime. Plus qu’une géographie de la peste, c’est une géographie des émotions des londoniens que nous livre Defoe, l’histoire de ce héro collectif, de ces petites gens qui ont réussi à survivre grâce à l’isolement. Cette cohésion est exprimée par Defoe à travers la personnification de « Londres dont on pouvait dire qu’elle était en larmes » 2  et dont « le visage était étrangement transformé ». La ville est l’individu et vice versa. Cette concentration sur le point de vue et l’émotion au détriment de l’objectivité et de la neutralité des listes, des statistiques et des chiffres correspond à une conception postmoderne de la géographie qui valorise la réponse émotionnelle de la population qui vit l’événement. « Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée » 3, disait Gide. De nos jours, les réseaux sociaux (twitter, facebook, les groupes whatsapp etc) sont un vecteur essentiel d’expression et de circulation de ces regards et émotions, même s’ils contribuent à les exacerber et à les accroître d’une manière qui n’est pas toujours bénéfique. La peur peut être aussi destructrice que la maladie et les scènes observées dans les supermarchés dévalisés font écho à ce passage du Journal de Defoe dans lequel le narrateur écrit que « de nombreuses familles, en prévision de l’approche de la maladie, avaient fait des stocks de provisions suffisants pour toute leur famille. » 4 Il ne nous donne pas de détail sur le stock de papier toilette !

Le Journal de l’année de la peste est composé de témoignages de première main, ce qui permet au lecteur d’aujourd’hui de ressentir la souffrance des personnes confinées. Le vocabulaire des émotions est omniprésent et le narrateur a recours à de nombreuses reprises à la figure de la prétérition qui montre l’incapacité du langage à exprimer la violence de l’émotion ressentie : « Les mots me manquent », écrit le narrateur HF, « pour exprimer la gratitude de cet homme qui lui-même ne parvenait pas à l’exprimer, à part à travers les larmes qui coulaient le long de ses joues. » 5 Le texte est visuel, sonore : on entend une mère hurler lorsqu’elle découvre les premiers signes de la pestilence sur sa jeune fille ; on est frappé par des images fortes comme celle d’un nourrisson qui continue à téter le sein de sa mère déjà morte de la peste. Defoe individualise les souffrances de la population de Londres à travers des anecdotes précises, tout comme aujourd’hui on perçoit mieux l’ampleur et la dangerosité de l’épidémie de Covid-19 lorsque l’on voit sur nos écrans le visage de ce médecin retraité qui a voulu prêter main forte et qui a été emporté par le virus ou celui d’une infirmière épuisée qui appelle la population à rester chez soi.

Le narrateur du Journal souligne l’impact que les politiques spatiales avaient sur les relations entre les membres d’une même famille : il parle de la quarantaine comme d’une « méthode cruelle et non-chrétienne » 6 avant d’ajouter plus loin : « Je veux parler à présent des personnes qui ont été désespérées à l’idée d’être enfermées et qui ont usé de stratagèmes ou de force, avant ou après le confinement, et dont la misère n’était pas du tout atténuée lors de leurs sorties mais bien au contraire augmentée. » 7 Ces stratagèmes sont observables en ce moment chez les très nombreux nouveaux joggers ou chez ceux qui vont au supermarché jusqu’à dix fois par jour : marcher en extérieur, ce geste banal auquel on ne pensait pas il y a encore huit jours, est presque devenu un acte subversif, un signe d’opposition à l’autorité ou simplement une inconscience du danger.  Faire ses courses est présenté comme un danger dans le Journal de Defoe : « cette nécessité de sortir de nos maisons pour acheter des provisions étaient dans une large mesure la ruine de toute la ville, car les gens attrapaient la peste à ces occasions. »8

La quarantaine a, c’est indéniable, un impact sur chaque individu, comme le dit HF : « il n’y a pas de doute que la sévérité de ces confinements a poussé de nombreuses personnes au désespoir. » 9 Confiner toute une population n’est pas sans conséquences psychologiques tout comme le sentiment de défamiliarisation que nous ressentons lorsque nous bravons les interdits et marchons dans nos villes désertes. La séparation occasionnée par le confinement est présentée dans le Journal de Defoe comme d’une cruauté extrême : « en ce qui concerne ces cris et hurlements », nous dit le narrateur, « on suppose qu’il s’agissait des cris des familles au moment de la séparation. »10 Et que dire, aujourd’hui, de la séparation d’avec nos aînés confinés, sans visite, dans leurs EHPAD ?

Concluons avec Karl Figlio que « chaque cartographie de l’espace géométrique – chaque acte de représenter par l’image – laisse une béance entre ce qui est présent dans l’espace émotionnel et ce qui apparaît dans l’espace cartographié. La finitude de l’espace géométrique ne peut comprendre l’infinitude de l’émotion. » 11Face à l’infinitude de nos émotions, il nous reste la possibilité de changer le cours des choses ensemble, par la responsabilisation individuelle, la solidarité et l’espoir.

  1.   Walter George Bell, The Great Plague in London. London: Bracken, 1994, v.
  2.  “London might well be said to be all in tears”, “The face of London was now indeed strangely altered”, Journal of the Plague Year. 1722. London: Harmondsworth, Penguin Classics, 1986, 37.
  3.  André Gide, Les Nourritures terrestres. 1897. Paris : Gallimard, 1942, 20.
  4.  “many Families foreseeing the Approach of the Distemper, laid up Stores of Provisions, sufficient for their whole Families”, JPY, 47.
  5.  “I have not words to express the poor man’s thankfulness neither could he express it himself but by tears running down his face”, JPY, 133.
  6.   “this shutting up of houses was at first counted a very cruel and unchristian method”, JPY, 67.
  7.  “I am speaking now of people made desperate by the apprehensions of their being shut up, and their breaking out by stratagem or force, either before or after they were shut up, whose misery was not lessened when they were out but sadly increased”, JPY, 74.
  8.  “this necessity of going out of our houses to buy provisions was in a great measure the ruin of the whole city, for the people catched [sic] the distemper on these occasions”, JPY, 95.
  9.  “we cannot doubt but the severity of those confinements made many people desperate”, JPY, 73.
  10.  “as to those cries and shrieks which he heard, it was supposed they were the passionate cries of the family at the bitter parting”, JPY, 89.
  11.  Karl Figlio, in David Sibley, « l’Exploration des marges de la géographie humaine britannique », in Christine Chivallon, Pascal Ragouet, Michael Samers eds. Discours scientifiques et contextes culturels. Géographies françaises et britanniques à l’épreuve postmoderne. Talence : Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1999) 207. 
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